Perdue dans la nuit

 

– Andrée ! Andrée !

Depuis trois jours, son nom vibre à tous les échos. On a entendu l’appel de Fabien autour du lac de Bled, on l’a entendu à Kuplenick, dans le massif de Talez, dans la montée qui mène à Sainte Catherine, sur le pont de la Sava, à Bohinj.

Andrée hausse les épaules, coasse une réponse et continue sa marche. Elle déteste sa voix ingrate. A plus forte raison quand on l’oblige à hurler pour signaler sa présence.

Les deux bâtons bien en main pour soulager sa prothèse de genou, l’appareil photo à bonne portée, la caméra en bandoulière, elle est prête. Il y a toujours une image à mettre dans la boîte. C’est pour ça qu’elle voyage, pour cette moisson de paysages qui feront d’elle la vedette de son club photo.

– Andrée ! Andrée !

Ils l’ont attendue au lac de Bled, ils l’ont attendue à Kuplenik, dans le massif de Talez, dans la montée qui mène à Sainte Catherine, sur le pont de la Sava, à Bohinj. A Saint Léonard, ils étaient si occupés à se remplir les yeux avec les fresques anciennes qu’ils ne l’ont pas seulement vue arriver, en retard comme à son ordinaire, Elle s’était arrêtée pour mettre en boîte le paysage, ce n’était pas de sa faute, mais à peine était-elle parmi eux que déjà ils repartaient. Ils ont le diable au corps.

La voix de Fabien continue à lancer son appel à intervalles réguliers. Elle ne répond même plus. Ils l’embêtent à la fin. Ils peuvent bien attendre un peu ! Après tout on est en voyage d’agrément, non ?

Elle avance à son rythme. Sur le blanc des champs, le blanc du sentier. Les silhouettes du groupe qui avance là-bas se découpent sur la crête en ombres chinoises, de plus en plus lointaines. Elle en a fait du chemin depuis qu’elle a commencé à voyager après la mort de Gérald. Elle aime découvrir sur de nouveaux visages l’étonnement lorsqu’elle annonce son âge. Au début, ils se montrent admiratifs devant son énergie et un rien protecteurs mais il faut peu de temps pour que leur attitude change. Les gens sont si égoïstes !

À l’horizon, la lumière prend des tons de rose et de bleu. Il n’est pourtant que quatre heures de l’après-midi, mais Fabien les a prévenus. La nuit tombe vite en cette saison. Il faut faire diligence si on ne souhaite pas se trouver hors de l’hôtel quand le noir effacera le paysage. Elle l’a laissé parler. On les connaît, les guides. Toujours à vouloir à vous faire passer par où ils veulent et faire marcher leur monde à leur rythme.

Au loin, la blancheur immaculée du Triglav s’irise d’une épiphanie de pastels. Sur le bleu acier des monts, la masse sombre des forêts découpe sa dentelle sombre.

L’appareil photo piège cette symphonie de couleurs. Elle est un trappeur à l’affût de ces images qu’elle ne remarquerait même pas si son appareil ne gonflait pas la poche de son anorak, si sa caméra ne ballottait pas à son cou.

La nuit tombe à toute vitesse, le froid gagne. Andrée frissonne. Où peuvent-ils bien être passés ? Il n’y a pas si longtemps pourtant, ils se découpaient au loin, petites silhouettes fébriles et imprécises se hâtant vers le havre de l’hôtel. Ils auraient pu l’attendre tout de même. Et le guide, le Fabien, qui ne fait pas son travail. Ce n’est pas très sérieux. Elle se plaindra à la direction de l’agence de voyages.

Photographier, elle n’y pense plus. Dans la lumière déclinante, le paysage se fait sinistre.

Tout ce blanc partout, comme un linceul géant. Et le froid qui s’insinue dans tous les interstices. Plusieurs degrés en moins pour sûr, après une journée déjà glaciale. La nuit promet d’être terrible avec ce ciel dégagé et le vent coupant comme du verre.

Un embranchement. Elle cherche en vain les traces de leurs pas sur le sol gelé. Les deux branches du chemin conduisent peut-être au même endroit. C’est ce que semblent suggérer les noms sur les panonceaux de bois. Par où prendre ? Elle ne doit pas se tromper de direction. Quand Fabien aura conduit les autres à bon port, il partira à sa recherche, elle le sait. C’est ainsi que cela se passe à chaque fois. L’important est de ne pas quitter la voie. Elle a oublié le nom de l’hôtel où ils sont descendus. Pourquoi s’encombrer l’esprit quand on part en groupe ? D’ailleurs, même si elle parvenait à se le rappeler, ce nom qui dans l’affolement lui échappe, à qui pourrait-elle s’adresser ?

Autour d’elle c’est le désert, la campagne à l’infini, sans âme qui vive. La solitude absolue.

Le froid sur son visage comme une lame de rasoir. Et les mains qui commencent à s’endolorir malgré les deux paires de gants. Ne pas cesser de marcher. Dans cette température glaciale, rester immobile c’est la mort assurée. Il y a deux ans, en Roumanie, quand même, ça s’était mieux passé… Ils l’avaient perdue tout pareil…. ces jeunes guides ne valent pas tripette, mais  il lui semble que, tout de même cette fois-là ce n’était pas si terrible.

Oh les mains ! Et les pieds qu’elle ne sent plus. Par chance, la lumière de la lune se reflète sur la neige, éclairant faiblement le sol malgré la nuit maintenant tombée.

Surtout ne pas céder à l’affolement, ne pas presser le pas. Qu’elle glisse sur une plaque de verglas et elle sera incapable de se relever. Elle le sait, cela lui est déjà arrivé en Russie l’année dernière. Ils l’ont retrouvée après trois heures de recherche, à moitié morte. Dix jours d’hôpital, des luxations multiples, et maintenant les bâtons pour assurer sa marche après deux prothèses de genou.

Tous ces souvenirs, toutes ces aventures vécues au fil de ses voyages ! Comment la nomment ses arrière petits-enfants, déjà, lors des rares repas familiaux obligatoires ? Supersoniq’mummy. Avec un peu de fierté et beaucoup d’irritation.

En Roumanie, il y a six mois, elle marchait sans se presser après avoir fait le plein de photos. Des paysages superbes comme aujourd’hui. Elle a vu se profiler les minuscules silhouettes des autres sur une crête parallèle, c’est là qu’elle a compris qu’elle avait pris le mauvais chemin à la fourche.

Elle a eu beau appeler, ils ne l’ont pas entendue. Bande de sourdingues. Mauvais bougres ! Sans cœurs ! De quel droit abandonnent-ils l’une des leurs ? Heureusement, à force de marcher, elle a trouvé une maison. La tête des gens quand ils l’ont vue arriver ! Elle leur a montré l’hôtel qu’elle avait pris la précaution de filmer. Epatés par la caméra, des gens un peu attardés mais si gentils. Ils l’ont confiée à une fillette qui a fait plusieurs kilomètres dans le froid et la neige pour la reconduire. Ah oui vraiment, des gens très bien !

Elle n’aura pas cette chance aujourd’hui. Sur ce maudit chemin, il n’y a pas âme qui vive. Elle est abandonnée de tous.

C’est elle maintenant qui appelle :

– Fabien !

Elle ne reconnaît pas sa voix qu’étouffe l’atmosphère d’ouate. Les sons s’arrêtent à quelques centimètres de sa bouche, faibles, grelottants, produisant dans l’air glacé un bruit différent de ses habituels coassements. Cette voix n’est pas la sienne. Et pourtant elle est seule dans cette mordante immensité. Si seule.

Les bâtons dérapent sur le verglas. Elle glisse interminablement sans pouvoir se rattraper. Heureusement, après l’horrible douleur dans le genou, son calvaire est terminé. Elle ne sent plus rien à condition de ne pas bouger. Surtout ne pas réveiller la souffrance tapie là bas, très loin d’elle dans ce qui a été ses jambes, deux longues barres rigides qu’elle ne commande plus.

Tout ce blanc, partout. Elle ferme les yeux. C’est mieux ainsi. Quelle paix. Tout ce blanc, partout, ça ne donnerait rien sur la photo.