Saint Girons criez pour nous

Bientôt deux heures. Du « Sans Souci » sort une musique de dingues. Jacques Nordin n’a pas besoin d ‘aller voir ce qui y circule.

Si ça ne dépendait que de lui, le problème serait vite réglé. Depuis sa nomination à Saint-Girons, il guette. Un jour, il trouvera le moyen de coincer Chevarier, même si le propriétaire du « Sans Souci » a un bras long comme ça.

Il longe le Champ de Mars, avance par la Passerelle jusqu’au Parc du Tribunal, n’y découvre rien de suspect et revient sur ses pas. A deux heures pétantes, si Chevarier n’a pas fermé, il se paiera le luxe de verbaliser, c’est décidé.

Sur la place de la Mairie, un seul véhicule, une XM, avec, sur la lunette arrière, une ombre. Le visage ascétique de l’officier de police s’inscrit un bref instant dans le reflet de la vitre tandis qu’il scrute l’intérieur.

Un type est affalé sur la banquette arrière. La quarantaine élégante, pantalon de tweed, blouson de daim, rien à voir avec la clientèle habituelle du « Sans Souci » :

– Vous avez besoin d’aide ?

Pour toute réponse, un grognement mal articulé. Le visage paraît très pâle dans la pénombre :

– Vos papiers.

Le portefeuille de cuir fin tendu par une main molle contient le lot habituel de cartes : banquaire, de visite, professionnelle. Un médecin anesthésiste, mazette ! De la dope, il en a à domicile s’il veut. Qu’a-t-il besoin des petits malfrats du « Sans Souci » ?

– Lucien Lacôme ? Vous êtes domicilié à Toulouse, rue Vélane ?

Le véhicule appartient bien au toubib, l‘immatriculation le confirme. Nordin rend les papiers, mais son geste demeure suspendu. Sur le ventre de l’anesthésiste, une main se crispe, sanglante :

– Avez-vous pu identifier votre agresseur ? Parlez, il est peut-être encore temps de le rattraper.

– Personne ne m’a rien fait.

Quelques minutes plus tard, à l’arrivée de l’ambulance, l’homme est déjà inconscient.

Deux heures. Nordin pénètre dans le Sans Souci. Chevarier ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche :

– Ouais, ça va, on ferme, on ferme !

– Pas si vite, on a à causer. Tu savais qu’on vient de poignarder un type devant ta porte ?

–  Vous ne confondriez pas Saint-Girons et Chicago ?

– À quelle heure est arrivée la XM qui est garée en face ?

– Pas la moindre idée mais elle n’a pas décollé de la soirée.

– Le type qui était dedans, tu l’as vu ?

– Bien sûr, je n’ai que ça à faire, avec tout ce qui rentre dans mon bar, de surveiller le stationnement !

– Il faut bien qu’il soit sorti à un moment ou à un autre. Tweed et blouson de daim, ce n’est pas l’uniforme du quartier.

– Ah, c’est celui-là ! Il a passé une partie de la soirée ici avec un autre type…. Poignardé, vous dites ?

– A quelle heure ? Et qui était avec lui ?

– Ils se sont tirés vers dix heures, quand ça a commencé à chauffer. Ils avaient bien discuté deux heures, mais tranquilles, hein…enfin ils n’avaient pas l’air de s’engueuler. Le blouson de daim m’a commandé une bière impossible, une marque mexicaine je crois. À Saint-Girons, y en a qui doutent de rien… Poignardé ? C’est pas possible !

L’autre, tu le connais ?

– Il vient quelquefois. C’est un prof.

– Son nom ?

– Oh ! hé ! Je ne suis pas les renseignements généraux. Les autres l’appellent Jérôme. Gamin, arrête de remuer les caisses, tu le connais je crois, le prof, là … Jérôme ?

– Jérôme Portal, le prof de gym ? Je l’ai eu au lycée, un type super sympa.

– Portal, tu dis ? Il habite où ?

– Du côté de Castillon, pas loin de chez moi.

– O K. Chevarier, demain, trois heures, au commissariat, pour la déposition.

Jérôme Portal avance, bras croisés sur la poitrine, le long des portes cochères et des portails fermés sur les demeures anciennes de la rue Vélane. D’habitude, il aime Toulouse, mais la nuit fait de ces vieux quartiers des lieux sinistres avec leurs rues étroites et les hauts murs d’enceinte de leurs hôtels particuliers.

La soirée est fraîche. Qu’a-t-il fait de son pull ? Deux heures qu’il appelle Natacha sans résultat.

Elle ne changera donc jamais. Vingt-cinq ans, deux mariages et toujours les mêmes réactions de gamine effrayée qui l’agaçaient tant avant leur divorce.

En désespoir de cause, il lui a bien fallu se décider à venir voir ce qui se passe. Heureusement qu’il a eu le réflexe de prendre les clefs de l’autre, le nuisible, après leur dispute. Simple mesure de précaution pour l’empêcher de regagner Toulouse dans l’état où il était.

Au Parc du Tribunal, il a bien failli se faire avoir quand l’autre, comme un fou, a sorti son cran d’arrêt. Encore heureux qu’il ne soit pas habitué à se battre, le toubib ! Le désarmer a été un jeu d’enfant. Et quand Jérôme l’a piqué un peu pour lui apprendre les bonnes manières, au lieu de reculer pour ne pas prendre le coup, il s’est jeté au-devant de l’arme. Un vrai suicide. Il y a des branques partout, mais celui-là a l’air d’en tenir une sacrée couche. Pas étonnant que Natacha en ait eu assez de lui.

La porte cochère couleur bordeaux ouvre sur un bâtiment encadrant une cour intérieure. Jérôme lance un bref sifflement. Elle n’a pas fait le mauvais choix, Natacha, quand elle l’a quitté pour aller vivre avec Lacôme. Qu’est-ce qui lui a pris, après deux ans de silence, de poster ce mot qu’il froisse dans sa poche ? Sur une page arrachée d’un carnet, comme à la hâte, deux phrases et une signature sans majuscule tapie au ras des dentelures comme une bête apeurée.

« Il m’étouffe. Tu veux encore de moi, dis ?

                        natacha

Il a essayé de l’appeler. En vain. S’est dit qu’il faudrait y aller voir ou qu’elle se manifesterait. Trois ans de vie commune lui ont appris à ne rien faire qui puisse provoquer la panique. Et puis, le même jour, vers sept heures, c’est le toubib qui a appelé. Il voulait voir Jérôme très vite. Au « Sans Souci », pas plus tôt assis, il a commencé à délirer, l’a assommé d’un déluge de paroles, de questions auxquelles il ne lui laissait même pas le temps de répondre. Qu’est ce qui a bien pu se passer entre ce type et Natacha ?

Deuxième étage gauche. La porte s’ouvre sur une Natacha en robe de bal. Tableau de maître à la Van Dongen. Il a les moyens, le toubib ! Pas étonnant qu’elle se soit laissé éblouir. Une gosse de la rue, enfuie de chez elle à seize ans, vivant d’expédients jusqu’à sa rencontre avec Jérôme. Après trois ans de silences butés, de crises d’angoisse, de grands mouvements de bonheur pour des vétilles et de coups de tendresse subits, elle a quitté sa vie comme elle y était entré, sans préavis :

– Si tu savais comme il m’aime, je ne peux pas résister, tu comprends ?

À l’époque, il n’a pas compris, pas plus qu’il ne peut s’expliquer ce brusque revirement. Qu’est-ce que l’autre a bien pu faire à Natacha ? Jérôme se promet pourtant de la raisonner. Après deux ans de ce luxe, comment pourrait-elle supporter à nouveau la petite maison de Castillon où il campe entre deux balades en montagne, entre deux voyages ? Même si elle semblait aimer cette vie autrefois.

Dans l’appartement aux pièces immenses, sorti tout droit d’un magazine sur papier glacé, pas âme qui vive. Mais partout, sur les murs, sur les meubles, des portraits : peintures, photos, crayons, lavis. Omniprésente, obsédante Natacha, comme arrêtée dans cet élan qui la jette contre la vie.

Une nouvelle porte donne sur un bureau. Sur tous les murs, Natacha rit à pleines dents, scrute son visage à la recherche d’un défaut, se tourne pour regarder ses fesses, presse entre deux doigts, l‘air dégoûté, un bourrelet sur sa cuisse, vérifie l’état de ses dents, va, vient dans la pièce, dévêtue, le corps cambré, le ventre en avant, avec cette allure de fillette impudique qu’elle prenait parfois, lorsqu’elle ne se savait pas observée.

Impossible d’imaginer qu’elle se soit prêtée à ce jeu, elle qui ne se montrait que fin prête, le visage jamais à nu. Bon Dieu, ce type est fou ! S’il est capable de lui prendre son image en cachette, comme un sournois, comme un malade, qu’elle se tire, et vite, c’est la seule chose à faire !

Une porte encore et elle est là, enfin, allongée à même la courtepointe de soie blanche, toute de blanc vêtue, une longue écharpe chatoyante autour du cou. Pourquoi ne s’est-elle pas couchée ? Elle l’aime donc à ce point qu’elle ne puisse pas envisager de dormir avant son retour ?

La lumière qui vient du bureau ne semble pas la gêner. Pourquoi la réveiller ? Rien ne presse. Sans ses clefs de voiture, l’autre ne pourra pas démarrer. Jérôme va trouver un coin où s’installer et quand elle se réveillera ils aviseront. C’est au moment où il referme la porte qu’il reconnaît l’odeur. Encens et cire mêlés, odeur d’église des enterrements de son enfance. Natacha ! Non !

À l’hôpital de Saint-Girons, Nordin penche son grand corps maigre sur le lit où gît le toubib dans un état désespéré. Dans le Parc du Tribunal, on a retrouvé le chandail du prof tombé dans l’herbe près d ‘un espace piétiné. Pas besoin d’être grand clerc pour interpréter ces marques de pas qui vont et viennent, s’écartent, se rejoignent, exécutant une danse de mort dans la terre meuble. C’est le prof qui a fait le coup, mais comment poursuivre quand le mourant n’est sorti du coma que pour affirmer s’être blessé tout seul ? Même si le coup a été porté de face avec force et si le prof n’a pas reparu depuis le fameux soir.

Nordin rentre chez lui à pas comptés comme tous les jours à la même heure. Il en a assez de cette histoire. Même plus envie de savoir. Marre, marre, marre. Il va demander sa mutation, pour n’importe où.

 Comme chaque jour, il scrute ses traits creusés dans la porte vitrée de l’immeuble, monte les quatre étages à pied en respirant profondément à chaque palier, (c’est bon pour sa forme), ouvre la porte de son appartement. Son repas l’attend, préparé la veille avec le plus grand soin, une nourriture sur mesure qu’il arrive à prendre à heures fixes malgré les planques, les gardes, toutes les contraintes de cette vie de dingue. Depuis qu’il a failli mourir d’un ulcère éclaté, il connaît le prix de la vie. Alors, un toubib qui saigne à mort dans sa voiture sans lever le petit doigt, il ne peut pas comprendre, Nordin.