Le mythe et l’écrivain

S’il faut en croire Michel Tournier, faire oeuvre d’écrivain, c’est retrouver le souffle des grands mythes qui ont, depuis que la littérature existe, offert aux êtres humains la possibilité de vivre pleinement. Le mythe de Sisyphe est l’un de ceux-là

Condamné, pour avoir désobéi aux dieux, à pousser dans le Tartare, l’endroit le plus reculé des Enfers, un gigantesque rocher jusqu’au plus haut d’une montagne escarpée pour le voir retomber à peine au sommet, Sisyphe est une métaphore de l’humaine condition. Comme lui, nous nous voyons condamnés à déplacer des obstacles qui nous paraissent parfois insurmontables tout au long d’une vie dont le terme est par avance tracé.

La solution à cet état de choses ? Le désespoir ? Le suicide qui permettrait de mettre sans tarder un terme à l’inacceptable ? Ou bien tout au contraire, comme nous y invitent le mythe grec et l’écrivain Albert Camus, défier les dieux en  refusant la mort, et les défier encore en découvrant le moyen de donner un sens à l’absurde tâche à laquelle les hommes sont condamnés.

Comment vivre en effet lorsqu’on se sait mortel ? Pour Albert Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux d’accomplir son devoir d’homme, d’accepter que sa lutte  contre le néant et l’absurde donne un sens à la vie.

Pour l’écrivain, pour le poète, le bâtisseur, le philosophe, l’artiste, Sisyphe est un modèle. Dans sa lutte contre l’absurdité de sa condition, c’est l’imaginaire, c’est le rêve qui lui donnent des armes. Chacun de ses récits, chacune de ses inventions est une petite plage d’éternité où il invite ses semblables à partager avec lui un bref instant d’immortalité. Il appartient à chacun de pousser sa  pierre vers le haut de la montagne, sachant qu’elle retombera et qu’il faudra, à nouveau, faire tous ses efforts pour la pousser  tout en haut de la pente escarpée. Là est la source de toute création, le sens de toute vie.

« Qu’est-ce que l’homme ? »écrit Albert Camus, « Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. » 

Dans Antique poursuite, la dernière nouvelle de mon recueil Des voix de papillon , Sisyphe, pour avoir, par deux fois, grugé les dieux est condamné à demeurer jusqu’à la fin des temps au fond du Tartare, l’endroit le plus reculé du monde des morts. Lorsqu’il y arrive accompagné d’Hermès pour purger sa peine…

« La première lueur d’espoir apparut lorsque le dieu lui révéla la peine qui serait la sienne. Pousser un rocher pesant le long d’une pente escarpée pour le voir retomber à peine au sommet n’avait pourtant rien de passionnant, mais au moment où notre homme allait se récrier en arguant de son grand âge, il s’aperçut qu’il avait retrouvé son corps de vingt ans. Il fit jouer ses muscles et comprit que rien n’était perdu. Ici, comme sur la terre, tout dépendrait de son astuce.

Les hommes ont l’habitude de ces gageures. Quoi de plus absurde que d’entreprendre de grands travaux lorsqu’on se sait mortel? Pourtant, depuis le début des temps, les nouvelles générations reprennent le flambeau pour pousser un peu plus loin le progrès, pour forger, maillon après maillon, la chaîne de l’humanité.

Ce que les aèdes n’ont jamais raconté parce que, jusqu’à ce jour, personne n’en a rien su, c’est que, depuis l’arrivée de Sisyphe, les choses ont bien changé au fond du Tartare.

Parfois, Hermès, descendant dans le monde souterrain accompagner un nouveau mort, surprend des conciliabules, des chuchotements, des rires étouffés. Il lui arrive même de découvrir le rocher de Sisyphe retenu par un barrage de pierres en haut de sa montagne tandis que le rusé, le coquin qui, par deux fois, trompa la mort, fait marcher sa langue et son imagination pour l’un ou l’autre des prisonniers.

Ainsi naît et se transmet, au fond du gouffre, tout un nouveau cycle de légendes. Car les dieux qui, depuis le début des temps, ont su créer les hommes et les faire mourir, jamais ne furent capables de les empêcher de rêver. »

Extrait de la nouvelle Antique poursuite tirée du recueil Des voix de papillon.(kindle Amazon ou bien en recueil chez Amazon ou en librairie ISBN 978-1537183947). Peinture : Sisyphe de Philippe Montiel

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