Se pourrait-il que Victor Hugo se soit fourvoyé lorsqu’il écrivit dans son William Shakespeare : « Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épèle encore. Bientôt il lira »
Contrairement à ce qu’imaginait le poète, aujourd’hui le livre est devenu un objet de consommation semblable aux autres. Soumis aux règles du star system qui permet d’augmenter les ventes, édité à la va-vite pour coller à l’actualité, il est tout aussi vite déclassé pour faire place à d’autres ouvrages qui connaîtront à leur tour les affres du pilon. Et l’écrivain, devient de ce fait non pas un créateur mais un producteur de livres. « Tu as étudié un peu l’économie, Marc ? » demande son agent littéraire à l’écrivain Marcus Goldmam dans La vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker, « les livres sont devenus un produit interchangeable: les gens veulent un bouquin qui leur plaît, qui les divertit. Si ce n’est pas toi qui le leur donnes, ce sera ton voisin, et toi, tu seras bon pour la poubelle. »
Fils d’un muletier aragonais assurant le transport dans toute sa province et le Luchonais, mon père, Antonio Riba Mora de casa Marta, placé à 9 ans chez divers patrons avant de créer à l’âge adulte sa fabrique de chaussures, avait la passion du savoir. Pendant la guerre d’Espagne, ses contacts avec des syndicalistes, des médecins, des professeurs d’université, le persuadèrent que la culture était la seule voie d’accès pour les humbles vers la société de justice et de fraternité pour laquelle il combattait et dont l’échec lui valut l’exil.
Ma mère, fille d’un Italien qui rêvait de l’Amérique et se retrouva en France par défaut pour fuir les brigades brunes, employée dès 9 ans comme fille de peine dans des fermes partageait les mêmes incapacités et la même fascination pour la culture. Lorsque j’étais souffrante, elle brandissait, triomphale, les deux talismans capables de m’assurer une prompte guérison : un paquet de gommes au bismuth et un livre. Aucun gros rhume, aucune bronchite ne fut jamais en mesure de résister à Tom Sawyer, Robinson Crusoé, Ulysse ou Nils Holgerson. Comment s’étonner dès lors que, délivrée du mal par pareils intercesseurs, je me sois très tôt convertie à la lecture ?
Lors de mon mariage, les premiers biens de notre tout jeune couple, l’œuvre monumentale des éditions sociales, l’histoire de la littérature en 12 tomes, prit sa juste place sur l’unique étagère de bibliothèque constituant l’essentiel de notre mobilier auprès des 20 volumes de l’encyclopédie Quillet sauvés du naufrage de l’Algérie par le grand-père de mon époux. En ce temps où les livres, irremplaçables objets de savoir, trônaient dans les salles de lecture, servis par un peuple de bibliothécaires silencieux exigeant des lecteurs une déférence égale à la leur, nous ne pouvions imaginer plus grande richesse que ces 32 volumes renfermant, du moins le pensions-nous, tout le savoir du monde.
Au XIX° siècle l’accès à la culture passe-t-il toujours par le livre ? C’est une question essentielle à laquelle aucun d’entre nous sans doute n’est en mesure d’apporter des réponses mais, à défaut de pouvoir rien affirmer, je me rallie pour ma part à l’avis de Franz Kafka dans sa Lettre à Polack : « On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent.… Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous »
Lourde responsabilité dès lors que d’écrire ! Quant à faire œuvre d’écrivain, c’est encore une autre histoire !