Passeur de rêve

A l’attention de Véronique, dont le tendre coeur compatit avec toutes les misères humaines et animales, -elle se reconnaîtra- cette nouvelle tirée de l’un de mes souvenirs d’enfance. 

Mon père avait des amis fascinants. Différents de tous ceux qui fréquentaient notre maison et de l’ami Pierrot, notre voisin le plus proche qui, après le départ de sa femme, ayant trouvé chez nous un second foyer, arrivait tous les dimanches matins avec dans ses mains réunies derrière son dos les plus beaux cadeaux que j’ai jamais reçus. Poupées, livres, jeux de société, mallettes de maquillage, rien n’était trop beau pour moi. Jusqu’à un chat noir aux yeux verts dressé à venir se jucher sur mon épaule.

Les compagnons de mon père, seigneurs déchus qui, visite après visite, refaisaient la guerre perdue et la gagnaient au prix de stratégies chaque fois nouvelles, ne nous offraient que leur présence. Les privations subies dans les camps de concentration avaient pourvu Martin d’un corps demeuré squelettique malgré un appétit devenu légendaire dans toutes les familles espagnoles de la région. Des tracasseries de sa vie de combattant puis d’exilé, son parler truculent faisait des fabliaux dont l’acide drôlerie me menait souvent jusqu’aux larmes. Villa exhibait une silhouette asymétrique. L’une de ses mains remplacée par une tige de fer recourbée évoquait l’image d’un Capitaine Crochet qui, au lieu de poursuivre Peter Pan, l’aurait charmé de sa voix mâle. Mais, parmi ces êtres d’exception, Santaliestra était de loin mon préféré malgré la fixité de son œil de verre qui me faisait rêver à des atrocités inconnues lorsqu’il enlevait ses lunettes noires. Longtemps à l’avance, mon père annonçait son arrivée. Aussitôt, le temps, pris de malignité, s’étirait, déroulant une infinité de jours, d’heures, puis de minutes, de secondes interminables. Un soir enfin il était là.

 

Je n’étais pas loin de mes six ans. A peine eut-il posé le pied dans notre maison que, rencontrant fixés sur lui les yeux vifs de mon chien Boy, il s’exclama d’un ton alarmé :

– « Il est temps d’apprendre à parler à ce chien. Qu’on attende un peu et il sera trop tard ».

Je me gardai bien de le croire sur parole. Les contes de mon père m’avait depuis longtemps familiarisée avec les malices du Lazarillo et des pauvres gens qui, confrontés à d’impitoyables pouvoirs, étaient passés maîtres dans l’art d’énoncer sans ciller les contrevérités les plus énormes. Pourtant, ce jour-là, rien n’indiquait que Santaliestra se souciât de guetter l’effet produit par son étonnante déclaration. Pas le moindre frémissement de paupières, pas le plus petit coup d’oeil en coin. Devant tant d’évidente bonne foi, je laissai dériver mon regard vers les yeux vifs de Boy qui, les oreilles dressées, la truffe mobile, suivait tous nos échanges. Dès lors l’idée de le voir prendre la parole cessa pour moi d’être incongrue. Riche d’une vie marquée au coin de l’aventure, ce chien n’était-il pas semblable à tous les êtres que, par la grâce de mon père, je fréquentais ?

Nous n’avions que l’illusion d’en être propriétaires. Quand, après avoir tracé son chemin dans le maquis de la vie, il lui était venu avec l’âge une lassitude, il s’était arrêté chez nous. Vivre comme un réprouvé, biaiser pour échapper aux tracasseries policières, – les camions bardés de fer de la fourrière patrouillaient, semant la terreur dans nos quartiers – étaient des plaisirs de jeune chien. Avec ma famille il avait conclu un pacte, acceptant notre hospitalité en échange de ses services. L’affection venait en sus, il entendait garder son libre arbitre.

Chaque matin, lorsque nous ouvrions la porte de la rue pour nous rendre qui à son travail, qui à l’école, il demeurait assis sur son séant dans le corridor, manifestant par cette attitude sans cautèle qu’il connaissait sa place. La tête penchée à droite ou à gauche suivant l’humeur, les oreilles dressées, la gueule fendue d’une expression qui ressemblait à un rire, il nous souhaitait bonne route à sa manière. Le soir le retrouvait fidèle au poste, guettant notre retour, mais, les samedis, jours de marché, il ne connaissait plus personne. « Ni Dieu, ni Maître », en bon chien d’anarchiste libertaire, il appliquait la devise qui, des années auparavant, avait jeté mon père sur les chemins de l’exil.

En un tournemain, le voilà qui se glissait à l’extérieur. Quelle connaissance intuitive du calendrier, quelle horloge intérieure ou, plus vraisemblablement, quelles senteurs, quels frémissements de l’air l’avertissaient qu’il était temps ? Dès lors toutes nos tentatives pour le rattraper demeuraient vaines. Esprit de décision, rapidité d’exécution, adaptation de sa stratégie aux différents possesseurs de la clef, il avait à son arc toutes les cordes nécessaires pour réussir, à coup sûr, son évasion.

Longtemps, nous imaginâmes qu’il allait simplement prendre l’air, mais la tante Juana, dans un soliloque digne de la tragédie, se chargea de nous éclairer sur les méfaits de ce brigand qui déshonorait notre famille. Elle l’avait vu, de ses yeux vu, prendre sa place devant les étals du marché, entre les jambes des ménagères sans défiance. Cet hypocrite s’entendait à simuler l’indifférence, mais elle qui n’était pas née de la dernière pluie l’avait percé à jour.

Pour épier, je lui faisais confiance. Je l’avais plusieurs fois surprise, lorsque ma mère me confiait à elle, postée derrière son rideau à l’affût des petits scandales de sa rue. La manière dont elle distillait ensuite son venin, j’en avais également été témoin. Un dégoût me soulevait à l’idée que, des heures durant, elle avait pu poser son sale regard sur Boy, samedi après samedi.

Elle rappelait mon père à ses devoirs de chef de famille. Allait-il tolérer le scandale occasionné par cet animal qu’elle avait surpris, à maintes reprises s’enlevant d’un irrésistible coup de reins, – un éclair, une boule de poils lancée à la vitesse de la lumière -, avant de s’enfuir avec, dans sa gueule fendue d’un grand rire, un énorme steak ?  Jusqu’ici nous n’avions jamais permis à quiconque d’entacher notre honneur. N’étions-nous pas, en terre étrangère, dans l’obligation de donner la meilleure image de nous-mêmes ? Ce que nous n’acceptions pas des nôtres, le tolérerions-nous d’une bête ?

Quand elle s’animait, sa voix grimpait dans les aigus. Sa courte main à fossettes bombant sur la poitrine rebondie, elle déclamait, prenant à témoin son auditoire et le monde entier sans s’apercevoir qu’elle se trompait de genre, nous interprétant une comédie sur le ton dont on déclame une geste.

Comme la plupart des femmes de mon entourage, la tante Juana était grasse mais, différentes de celles de ma mère, ses rondeurs n’avaient rien de jovial. C’étaient des surcharges d’ancienne maigre que la vie a rancie. Au fil des ans, l’ossature délicate s’était enrobée. Le visage autrefois harmonieux, gonflé d’œdème, se marquait dans la colère, de plaques rouges ici, livides là. L’émotion la rendait frénétique, agitant les mains potelées et faisant apparaître les dents minuscules, anciennes quenottes mal proportionnées à ce rictus béant.

Le regard amusé de mon père quittant les gesticulations de sa sœur vint se poser sur Boy qui, n’ayant garde de nier offrait, face à ces accusations véhémentes l’image de l’innocence faite chien : le corps mollement appuyé sur le sol, la tête à plat, les yeux mi-clos, une patte étendue droit devant, une patte repliée sous le buste, serein sous l’avalanche. Juana s’en étouffait. Nous étions tous des inconscients, mais elle nous aurait avertis. Lorsqu’arriveraient les mauvais jours, elle n’aurait, pour sa part, aucune négligence à se reprocher.

Ma tante était partiale. Ce qu’elle racontait avec une méritoire conviction, était sa vision des choses, qu’elle nous donnait pour la Vérité. Une enquête dans le quartier me révéla que les avis à propos de Boy étaient plus nuancés. Certains témoins oculaires murmuraient même, entre deux voix, que ce chien-là ne choisissait pas au hasard ses victimes. C’est de ce justicier, de ce brigand bien-aimé, de ce Robin des Bois canin, que j’étais la maîtresse. On s’étonnera, après cela, que j’aie pu gober les contes de Santaliestra !

D’ailleurs, si Boy ne parlait pas, il n’était jamais en peine pour s’exprimer. Avait-il faim, soif, envie de sortir, souffrait-il en quelque endroit de son corps, qu’il aurait fallu être stupide pour ne pas le comprendre. Et si j’étais moi-même habitée par quelque chagrin, nul ne savait mieux que lui me distraire de mes idées noires par des mimiques appropriées. Mais parler ! Boy ne s’y était jamais risqué, je devais bien en convenir.

En plus, il n’était pas tout jeune. D’après les indications du bourrelier, notre voisin, spécialiste en chiens et chevaux, qui l’avait tâté de partout et lui avait fait ouvrir la gueule pour examiner ses crocs, ce chien-là n’avait pas moins de dix ans.

– Dix ans, ma poulette, c’est la fleur de l’âge pour un chien.

Oui, mais dix ans sans une parole !

 

Durant les vacances de notre ami, je fis de mon mieux pour le décider à s’associer à moi mais à peine le grand mot lâché, il était retombé dans son habituel mutisme. Son exceptionnelle discrétion lui valait d’être reçu à bras ouverts, lui qui ne pouvait recevoir personne, dans bon nombre de familles amies où il appliquait sans faillir sa politique de non ingérence dans la vie d’autrui. Pour ma part, je l’aurais préféré moins à cheval sur les principes mais, de se substituer à moi, il ne voulait entendre parler à aucun prix. N’étais-je pas la maîtresse du chien ? A moi incombaient la responsabilité et l’honneur de l’aider à aller jusqu’au bout de ses possibilités.

Les jours passant, à défaut de pouvoir l’attirer dans mon camp, je m’efforçai de le faire parler. Rude tâche que de formuler des questions n’offrant aucune possibilité d’esquive. Santaliestra était de même eau que les truites des torrents aragonais, ces rusées diablesses dont le grand-père Mora, au dire de mon père, se saisissait en les chatouillant longuement sous le ventre avant de refermer sur leur corps glissant des doigts que l’eau courante avait glacés jusqu’à l’os. Les plus énormes, celles qui constituaient les meilleures pêches, étaient justement les plus avisées. Qu’on juge du mal que pouvait me donner une prise de la taille de Santaliestra !

Ses vacances terminées, il repartit sur sa grosse moto, me laissant seule face à quelques réponses sibyllines et au regard noisette de Boy. L’année suivante, revoilà ses grosses lunettes, sa silhouette trapue, la haie d’honneur de la famille assemblée et moi, un peu en retrait, qui l’attend depuis une éternité. Je me dresse contre sa joue et, sous couleur de l’embrasser, je lui confie tout à trac : Boy ne parle toujours pas. Il n’y faudrait pas grand-chose, je le sens, mais il ne prononce pas un mot.

 » Ah, » fait-il, l’air soucieux. « J’aurais cru ce chien-là plus doué. Il est intelligent pourtant. Prépare-toi à y passer du temps. »

Et il retombe dans son habituel mutisme. A force de diplomatie, pendant ce nouveau séjour, je parviens à lui arracher quelques renseignements complémentaires qui n’ont pas plus d’effet immédiat que les précédents. Et il repart. Et moi plus que jamais acharnée à faire parler mon chien.

Nous y étions presque. Chaque jour apportait un progrès nouveau. Lorsque, respectant un cérémonial compliqué, je commençais ma leçon, il suivait attentivement le mouvement de mes lèvres, bien planté devant moi avec son poil couleur d’ébène éclairé par le poitrail blanc, ses bouts de pattes bien propres dans les bottines claires et son museau mobile. Il ne fallait qu’une poignée de secondes pour que sa truffe s’agite de frémissements. Quelles choses passionnantes n’allait-il pas se mettre à raconter lorsqu’il pourrait, tout comme un homme, agencer des phrases ! Pourtant, au bord de cet événement capital, une peur le retenait, l’angoisse du premier pas. Ce cap franchi, je le savais, plus rien ne nous arrêterait. Mais, toujours, au moment d’atteindre le but, il manquait la petite étincelle.

On peut juger avec quelle impatience Boy et moi attendions le retour de Santaliestra.

Le printemps passé, la chaleur monta en flèche, faisant naître dans les commerces la génération spontanée des touristes à l’accent pointu en route vers le littoral. Puis l’automne déposa sur nos bureaux les habituels sujets de rédaction sur les couleurs du paysage sans que notre ami se manifeste. Semblables à la femme de Malbrough dont la maîtresse chargée de la chorale nous faisait psalmodier la pathétique complainte, Boy et moi ne voyions rien venir. Peu à peu, à l’attente succéda l’impatience, puis notre enthousiasme tourna en fébrilité. Quand, à la frénésie se substitua le découragement, quand toute espérance fut, définitivement, morte en nous, je sus enfin le fin mot de cette désertion.

Par des cousins du village de mon père en visite en France, nous apprîmes que la femme de notre ami s’était enfin décidée à venir partager son exil. Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’on la connaissait. Toujours, elle s’était montrée malfaisante, cancanière, autoritaire, maladivement attachée à sa mère, une rate de sacristie dont le mari avait, très tôt, cédé la place, préférant la mort à l’esclavage. Mes tantes, lorsqu’elles s’échauffaient, en arrivaient à raconter des horreurs concernant les deux mégères. Cancanages éhontés, familles désunies, ces deux viragos semaient la discorde partout où elles passaient.

De ces ragots de grandes personnes dont la signification m’échappait, je ne retins qu’une chose : Santaliestra avait épousé une sorcière, fille d’une sorcière plus puissante encore. Il ne fallait pas moins de deux harpies pour venir à bout d’un guerrier capable de s’illustrer aux côtés de mon père et d’autres braves, un héros, un magicien, un homme capable de faire parler les chiens.

Santaliestra n’est jamais revenu et Boy est resté muet. Certes, ce n’est pas sans amertume que nous nous résignâmes tous deux, mais quelque chose en nous s’était brisé qui modifia nos relations. Une déception, comme une défiance mutuelle. La réalité était pire que mes cauchemars les plus horribles. Je dus pourtant, suite à la désertion de notre ami, la regarder en face : je n’étais qu’une petite fille, et Boy un simple chien.

Voilà longtemps que j’ai renoncé à attendre le retour de Santaliestra. L’enfance m’a quittée, mon père a cessé de me raconter les burlas du Lazarillo dont il avait bercé mes jeunes années ; ses compagnons ont, l’un après l’autre, renoncé à gagner d’hypothétiques batailles depuis longtemps perdues. La vie a fait son œuvre, m’entrainant, quoi que j’en aie, dans l’âge adulte. Pourtant, après si longtemps, je me surprends parfois à observer les chiens de rencontre, à sonder leur regard, à prendre le risque de plonger jusqu’au fond du vide pour aller chercher le pétillement d’étincelles capable de me révéler que ce chien-là est prêt à parler.

Nouvelle tirée du recueil: Claire-Adélaïde Montiel. Eclats de vie, Amazon ISBN9781540455345

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